Arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme
dans l'affaire Colombani et autres contre France, du 25 juin 2002.


Arrêt qui opposa MM. Colombani et  Inciyan à la France, en raison de la condamnation de ces derniers pour pour offense proférée à l'encontre d'un chef d'État étranger dans l'article d'Éric INCIYAN, Un rapport confidentiel met en cause le pouvoir marocain dans le trafic du hachisch, du 3 novembre 1995.

La présente page rassemble des extraits de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Colombani et autres contre France. Elle résume les faits, la procédure devant les juridictions françaises et devant la Cour. Pour les arguments des parties, et d'autres précisions, se reporter à l'arrêt de la Cour.

 

I. Circonstances de l'affaire

a. Le rapport de l'Observatoire géopolitique des drogues 
"Lorsque le Maroc fit acte de candidature à la Communauté européenne, la Commission des Communautés européennes voulut, afin d'apprécier cette candidature, être très précisément informée sur la question de la production de cannabis par cet État et sur les mesures prises, suite à la volonté politique du roi du Maroc lui-même, pour l'éradiquer. Dans ce but, le secrétariat général de la Commission invita l'Observatoire géopolitique des drogues (« OGD ») à réaliser une étude sur la production et le trafic de drogue au Maroc. Les enquêtes et rapports dudit Observatoire font référence (...) [9]

(...) l'OGD remit son rapport à la Commission des Communautés européennes en février 1994. Ce rapport citait le nom de personnes impliquées dans le trafic de drogue au Maroc. Mais pour être plus efficace dans les discussions qu'elle devait entamer avec les autorités marocaines, la Commission demanda à l'OGD d'établir une nouvelle version du rapport, expurgée du nom des trafiquants. Cette version édulcorée du rapport initial fut publiée notamment dans un ouvrage diffusé par l'OGD, “Drogues des Etats”, dans lequel un chapitre était consacré au Maroc. Le Monde avait évoqué cet ouvrage dans son numéro daté du 25 mai 1994.[10]

 Quant à la version d'origine, elle était restée confidentielle pendant un certain temps jusqu'au moment où elle commença à circuler ; c'est à l'automne 1995 que Le Monde en eut connaissance. Dans sa version d'origine, ce rapport se présentait sous forme de neuf chapitres respectivement intitulés : 1) Le cannabis au Maroc dans son contexte historique, 2) Répercussions socio-économiques et zones de production, 3) L'extension des surfaces cultivées, 4) Le Maroc premier exportateur mondial de hachisch, 5) Les voies du trafic, 6) Les réseaux, 7) L'émergence des drogues dures, 8) L'argent de la drogue et 9) La guerre à la drogue. Dans les quatre premiers chapitres, il était exposé qu'en dix ans, les terres consacrées à la culture ancestrale du cannabis dans la région du Rif avaient été multipliées par dix et qu'à ce jour l'importance de la production faisait « du royaume chérifien un sérieux prétendant au titre de premier exportateur mondial de hachisch ».[11]"

b. L'article d'Eric INCIYAN  paru dans le Monde du 3 novembre 1995.

"Dans son numéro daté du 3 novembre 1995, Le Monde rendit compte de ce rapport dans un article publié sous la signature d'Éric Incyan.[12]

L'article était annoncé en première page sous le titre « Le Maroc, premier exportateur mondial de hachisch » et sous-titré « Un rapport confidentiel met en cause l'entourage du roi Hassan II ». L'article, assez bref (une trentaine de lignes sur deux colonnes), résumait les termes du rapport de l'OGD. En page 2 était publié un article plus développé (sur six colonnes) sous le titre « Un rapport confidentiel met en cause le pouvoir marocain dans le trafic du hachisch » et sous-titré : « Selon ce document, commandé par l'Union européenne à l'Observatoire géopolitique des drogues, le Maroc est le premier exportateur mondial et le premier fournisseur du marché européen. Il souligne la responsabilité directe des autorités chérifiennes dans ces activités lucratives ». Le contenu de l'article était en outre résumé en un chapeau introductif ainsi conçu : « Drogues – Dans un rapport confidentiel remis en 1994 à l'Union européenne et dont Le Monde a eu copie, l'Observatoire géopolitique des drogues indique que le Maroc est devenu, en quelques années, le premier exportateur de haschich dans le monde et le premier fournisseur du marché européen. Cette étude met en doute la volonté des autorités chérifiennes de mettre un terme à ce trafic, malgré la « guerre des drogues » qu'elles ont lancée, à l'automne 1992, à grand renfort de publicité. La corruption assure aux réseaux de trafiquants l'appui et la protection « du plus humble des fonctionnaires des douanes aux proches du Palais (...) ».[13]"
 

II. La procédure devant les juridications nationales
 
a. La plainte du roi du Maroc devant les autorités judiciaires françaises

Suite à une demande officielle de poursuites pénales contre le journal Le Monde par le roi du Maroc en  date du 23 novembre 1995,  le Parquet de Paris a été saisi, conformément aux dispositions de l'article 48-5 de la loi du 29 juillet 1881.

"Jean-Marie Colombani, directeur de publication de la société Le Monde, et l'auteur de l'article, Éric Incyan, furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour offense proférée à l'encontre d'un chef d'État étranger.[15]"

b. Le jugement du tribunal correctionnel du 5 juillet 1996

"Par jugement du 5 juillet 1996, le tribunal correctionnel, considérant que le journaliste s'était borné à citer sans attaque gratuite ni déformation ou interprétation abusive les extraits d'un rapport dont le sérieux n'était pas contesté et que par conséquent il avait poursuivi un but légitime, estimait qu'il avait agi de bonne foi et le relaxait ainsi que Jean-Marie Colombani des fins de la poursuite.[16]

Le roi du Maroc ainsi que le ministère public interjetèrent appel de cette décision.[17]"

c. Le jugement de la Cour d'appel de Paris du 6 mars 1997

"Par arrêt du 6 mars 1997, la cour d'appel de Paris, tout en reconnaissant que « l'information réitérée du public par la presse sur un sujet tel que le trafic international de la drogue constitue d'évidence un but légitime », estima que la volonté d'attirer l'attention du public sur la responsabilité de l'entourage royal et sur « la bienveillance des autorités en ce qu'elle impliquait une tolérance de la part du Roi » « n'était pas exempte d'animosité » puisqu'elle se trouvait « empreinte d'intention malveillante ». Les articles incriminés contenaient une « accusation de duplicité, d'artifice, d'hypocrisie constitutive d'une offense à chef d'Etat étranger ». Dans la mesure où le journaliste ne justifiait pas avoir « cherché à contrôler l'exactitude du commentaire de l'OGD » et qu'il s'en était tenu à la version unilatérale de cet organisme « en se faisant le porte-parole d'une thèse comportant de graves accusations » sans laisser planer aucun doute sur le sérieux de cette source d'information, l'ensemble de ces circonstances étaient exclusives de la bonne foi. De plus, la cour d'appel souligna que le journaliste n'avait pas cherché à contrôler si l'étude faite en 1994 était toujours d'actualité en novembre 1995. Elle releva qu'il n'avait justifié « d'aucune démarche faite auprès de personnalités, de responsables, d'administrations ou de services marocains aux fins de recueillir des explications sur l'absence de concordance entre les discours et les faits, voire simplement des observations sur la teneur du rapport de l'OGD ». En outre, l'auteur s'était abstenu d'évoquer l'existence d'un « livre blanc » publié par les autorités marocaines en novembre 1994, relatif à la « politique générale du Maroc en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et pour le développement économique des provinces du nord ».[18]

Les requérants furent donc déclarés coupables d'offense envers un chef d'état étranger et condamnés chacun à une amende de 5 000 francs ainsi qu'à verser au roi Hassan Il, déclaré recevable en sa constitution de partie civile, 1 franc à titre de dommages et intérêts et 10 000 francs par application de l'article 475-1 du code de procédure pénale, la cour ordonnant en outre à titre de complément de réparation la publication dans Le Monde d'un communiqué faisant état de cette décision de condamnation.[19]

Les requérants formèrent un pourvoi en cassation à l'encontre de cet arrêt.[20]"

d. L'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 octobre 1998

"Par arrêt du 20 octobre 1998, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi en considérant que « le caractère offensant du propos tient à la suspicion de la sincérité de la volonté même du Roi du Maroc de mettre un terme au trafic de drogue dans son pays et à l'imputation de discours pernicieux, les effets d'annonce étant présentés comme n'ayant d'autre but que de maintenir l'image du pays, d'autant qu'elle avait relevé que cette imputation de duplicité était répétée à deux reprises et qu'elle avait constaté que dans le contexte de l'article présentant le Maroc comme le premier exportateur mondial de hachisch et mettant en cause la responsabilité directe du pouvoir marocain et de membres de la famille royale, cette insistance à attirer l'attention du lecteur sur la personne du Roi était empreinte de malveillance ».[21]"
 

III. Le droit interne pertinent
 
"Le délit d'offense publique à chef d'Etat étranger est prévu par l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881, qui, au moment des faits, se lisait ainsi : « L'offense commise publiquement envers les chefs d'Etat étrangers, les chefs de gouvernements étrangers et les ministres des affaires étrangères d'un gouvernement étranger sera puni d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 300 000 francs, ou de l'une de ces deux peines seulement. »[22]

La loi du 15 juin 2000 sur le renforcement de la présomption d'innocence et les droits des victimes a modifié cette disposition en supprimant la peine d'emprisonnement encourue.[23]

L'incrimination d'offense à chef d'Etat étranger répond au souci de protéger les hauts responsables politiques étrangers contre certaines atteintes à leur honneur ou à leur dignité. A ce titre, cette infraction s'apparente au délit d'offense au président de la République française, prévu par l'article 26 de la même loi.[24]

D'après la jurisprudence, la notion d'offense envers un chef d'Etat étranger doit s'entendre des injures, diffamations, expressions outrageantes ou de nature à offenser la délicatesse des personnes protégées. Ainsi, la Cour de cassation a précisé que « l'offense envers le chef d'un Etat (...) est constituée matériellement par toute expression de mépris ou d'invective, ou par toute imputation de nature à l'atteindre dans son honneur ou dans sa dignité à l'occasion de sa vie privée ou de l'exercice de ses fonctions » (Cass. Crim. 17.7.1986).[25]

Cette infraction est soumise à un régime juridique spécifique, prévu par la loi de 1881. L'article 48 pose une règle juridique particulière. Il dispose en effet que la poursuite ne peut avoir lieu que sur demande de la victime de l'offense, laquelle doit être adressée au ministre des Affaires étrangères, qui la communique ensuite au ministre de la Justice. Par ailleurs, il n'y a pas de présomption de mauvaise foi, à la différence de la diffamation. C'est à la partie poursuivante qu'il incombe de rapporter la preuve de l'intention de nuire. En revanche, l'exceptio veritatis n'est pas admise comme exonération du délit d'offense (à la différence de ce qui existe en matière de diffamation). Enfin, les articles 42 et 43 instituent un mécanisme de responsabilité en cascade. Ils prévoient que seront poursuivis comme auteurs principaux, les directeurs de publications ou éditeurs et comme complices, les auteurs des écrits litigieux.[26]

Selon le Gouvernement, les juridictions françaises ont circonscrit la portée de l'article 36 en indiquant qu'il ne vise qu'à « réprimer un usage abusif de la liberté d'expression » (cour d'appel de Paris, 2 octobre 1997) et ont entendu restrictivement la notion d'usage abusif de cette liberté.[27]

Concernant le champ d'application de l'article 36, elles ont considéré que l'incrimination de l'article 36 ne faisait pas obstacle au droit de critique de nature politique (cour d'appel de Paris, arrêts des 2 octobre 1997 et 13 mars 1998). Cet article ne peut être invoqué qu'en cas d'attaque personnelle d'un chef d'Etat étranger ; l'offense vise donc la personne elle-même, sa réputation et non la politique qu'elle met en oeuvre (cour d'appel de Paris, 27 juin 1995).[28]

Les juridictions françaises ont aussi estimé que certaines imputations, même formulées avec audace, relatives au comportement des membres d'une famille régnante, ne portaient pas pour autant atteinte à la personne du chef de l'Etat. Elles ont de surcroît admis que le ton volontairement outrancier et sarcastique inhérent au genre satirique utilisé par les auteurs d'une émission de télévision ne constituait pas une atteinte au respect de la vie privée de personnalités étrangères (cour d'appel de Paris, 11 mars 1991). Seule une virulence particulière, démontrant une intention délibérée de nuire, pourrait tomber sous le coup de l'article 36 (cour d'appel de Paris, 27 juin 1995).[29]

Quant à l'intention de nuire, les juridictions françaises ont toujours insisté sur le fait que l'intention d'offenser ne se présume pas. La preuve de l'intention d'offenser doit être établie à l'encontre de l'auteur des propos (cour d'appel de Paris, 13 mars 1998). Le prévenu dispose de la faculté de faire valoir publiquement et contradictoirement ses moyens de défense, sans être soumis au mécanisme complexe des offres de preuve (Cass. Crim. 22 juin 1999).[30]

Le Gouvernement affirme qu'à ce titre, le régime du délit d'offense à chef d'Etat est plus protecteur que celui de la diffamation classique, où la mauvaise foi est présumée. Dans le cadre de l'appréciation de l'éventuelle intention de nuire, les magistrats examinent le caractère sérieux et objectif de l'enquête menée par les journalistes (cour d'appel de Paris, 13 mars 1998) ou le caractère étayée des affirmations (cour d'appel de Paris, 2 octobre 1997). L'absence d'exceptio veritatis, qui existe en matière de diffamation, est donc compensée, selon le Gouvernement, par le libéralisme manifesté par les juges dans la détermination de l'intention de nuire (Cass. Crim. 22 juin 1999).[31]

Les requérants ont soumis à la Cour un jugement rendu le 25 avril 2001 par la 17e chambre – chambre de la presse – du tribunal de grande instance de Paris qui concernait des poursuites intentées à la requête de trois chefs d'Etat africains, les présidents Idriss Deby, Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso, du chef d'offense publique envers un chef d'Etat étranger et ce à raison de la publication par les éditions Les Arènes d'un livre intitulé : « Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? ».[32]

Le tribunal de grande instance de Paris a considéré que « l'incrimination posée par l'article 36 de la loi sur la presse et son application par la jurisprudence, ne satisfont pas à l'ensemble des exigences prévues par l'article 10 de la Convention européenne » et ce pour trois raisons. En premier lieu, le tribunal a constaté que l'article 36 instituait en faveur des chefs d'Etat étrangers « un régime exorbitant du droit commun, recourant à une définition particulièrement large des comportements incriminés et excluant tout débat sur la preuve de la vérité des faits allégués, au point que la doctrine s'accorde à dire que les chefs d'Etat étrangers bénéficient, en France, d'une protection supérieure à celle concernant le chef de l'Etat français lui-même ou le chef du gouvernement français ».[33]

En deuxième lieu, le tribunal a constaté que le terme « offense » n'est pas défini par la loi et correspond à une formule évasive d'interprétation malaisée. Pour justifier ce constat, le tribunal rappelle la définition donnée par la jurisprudence, selon laquelle l'offense s'entendrait de « toute expression offensante ou de mépris, toute imputation diffamatoire ou injurieuse, qui, tant à l'occasion de l'exercice des fonctions que de la vie privée, sont de nature à atteindre un chef d'Etat étranger dans son honneur, sa dignité ou la délicatesse de ses sentiments », pour en déduire qu'une formulation aussi générale introduisait « une large marge d'appréciation subjective dans la définition de l'élément légal de l'infraction » qui ne permet pas au journaliste ou à l'écrivain de connaître à l'avance avec une certitude suffisante le champ d'application de l'interdit. Bien plus, le tribunal a considéré que la distinction qu'a tenté d'opérer la doctrine entre la critique acceptable, c'est-à-dire celle qui viserait les actes politiques du chef d'Etat étranger, et l'offense condamnable, à savoir celle dirigée contre la personne même de celui-ci, était d'une mise en oeuvre malaisée ainsi que le révélait l'examen de la jurisprudence en la matière, laquelle affirme que « l'offense adressée à l'occasion des actes politiques atteint nécessairement la personne ».[34]

En troisième lieu, le tribunal a estimé que cette incrimination ne constituait pas une mesure nécessaire dans une société démocratique car l'incrimination par la loi du 29 juillet 1881 de la diffamation et de l'injure suffit à permettre à tout chef d'Etat de faire sanctionner comme toute personne des propos portant atteinte à son honneur ou à sa considération ou s'avérant outrageants.[35]

Enfin, se plaçant sur le terrain de l'article 6 de la Convention, le tribunal a relevé que le caractère vague du terme d'offense ne permettait pas une défense adéquate dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 et que le fait que cette incrimination privait le prévenu du droit de rapporter la preuve de la vérité des faits allégués, le privait du principe de l'égalité des armes.[36]"
IV. La requête de M. Jean-Marie Colombani, M. Eric Incyan,  et de la société Le Monde devant la Cour européenne des droits de l'homme contre la France.
 
a. La requête de M. Jean-Marie Colombani, M. Eric Incyan,  et de la société Le Monde

M. Jean-Marie Colombani, M. Eric Incyan,  et de la société Le Monde ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme contre la France, le 19 avril 1999. Ils alléguaient une atteinte à leur liberté d'expression prévue à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales.

Selon cet article :

 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
 2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, (...)

b. L'appréciation de la Cour

Les principes fondamentaux

Le rôle de la presse.

Selon la Cour, la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique. Il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général. A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir.

"La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général (...). A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (...) [55]"

Les limites à la liberté de la presse

Elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de « la protection de la réputation d'autrui »

Cependant les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique agissant en sa qualité de personnage public, que d'un simple particulier.

"Ces principes revêtent une importance particulière pour la presse. Si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de « la protection de la réputation d'autrui », il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d'intérêt général. Quant aux limites de la critique admissible, elles sont plus larges à l'égard d'un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que d'un simple particulier. L'homme politique s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d'expression appelant une interprétation étroite (...) [56]"

La nécessité d'une restriction à l'exercice de la liberté d'expression se doit d'être établie ; il revient aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction.

"Par ailleurs, la « nécessité » d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation. Lorsqu'il y va de la presse, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (...) [57]"

La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales

"La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...).[58]"

L'application des principes

La condamnation s'analyse comme une ingérence dans l'exercice par les requérants de leur droit à la liberté d'expression.

"Dans la présente affaire, les requérants furent condamnés pour avoir publié des propos offensant un chef d'Etat - le roi du Maroc -, parce qu'ils mettaient en cause la volonté affichée par les autorités marocaines, et au premier chef le roi, de lutter contre le développement du trafic de haschich depuis le territoire marocain.[59]

La condamnation s'analyse sans conteste comme une ingérence dans l'exercice par les requérants de leur droit à la liberté d'expression.[60]"

L'ingérence était  prévue par la loi, visait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

"La question se pose de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu d'examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » en vertu de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique » (arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986) (...).[61]

La Cour constate que les juridictions compétentes se fondèrent sur l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et que les motifs de leurs décisions poursuivaient, comme le soutient le Gouvernement, un but légitime : protéger la réputation et les droits d'autrui, en l'occurrence le roi du Maroc alors régnant.[62]

La Cour doit cependant contrôler si cette ingérence légitime était justifiée et nécessaire dans une société démocratique, notamment si elle était proportionnée et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants. Ainsi, il est essentiel de savoir si les autorités nationales ont correctement fait usage de leur pouvoir d'appréciation en condamnant les requérants pour leur délit d'offense.[63]

La Cour relève d'abord que le public, notamment le public français, avait un intérêt légitime de s'informer sur l'appréciation portée par la Commission des Communautés européennes sur un problème tel que celui de la production et du trafic de drogues au Maroc, pays qui avait présenté une candidature d'admission aux Communautés et qui, en tout état de cause, entretient des relations étroites avec les Etats membres, et en particulier avec la France.[64]

La Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (...). A la différence de ce qu'ont retenu les juges d'appel et de cassation, la Cour considère qu'en l'espèce, le rapport de l'OGD n'était pas contesté quant à son contenu et pouvait légitimement être regardé comme crédible pour ce qui est des allégations litigieuses. Pour la Cour, lorsqu'elle contribue au débat public sur des questions suscitant une préoccupation légitime, la presse doit en principe pouvoir s'appuyer sur des rapports officiels sans avoir à entreprendre des recherches indépendantes. Sinon, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (...). Ainsi, la Cour estime que Le Monde pouvait raisonnablement s'appuyer sur le rapport de l'OGD, sans avoir à vérifier lui-même l'exactitude des faits qui y étaient consignés. Elle n'aperçoit aucune raison de douter que les requérants aient agi de bonne foi à cet égard et estime donc que les motifs invoqués par les juridictions nationales ne sont pas convaincants.[65]

De plus, la Cour souligne qu'en l'espèce, les requérants furent sanctionnés car l'article portait atteinte à la réputation et aux droits du roi du Maroc. Elle relève que, contrairement au droit commun de la diffamation, l'incrimination de l'offense ne permet pas aux requérants de faire valoir l'exceptio veritatis, c'est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de pouvoir s'exonérer de leur responsabilité pénale. Cette impossibilité de faire jouer la vérité constitue une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d'une personne, quand bien même il s'agit d'un chef d'Etat ou de gouvernement.[66]

Par ailleurs, la Cour constate que, depuis un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 25 avril 2001, les juridictions internes commencent à reconnaître que l'incrimination posée à l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881 et son application par la jurisprudence constituent une atteinte à la liberté d'expression contenue dans l'article 10 de la Convention. Ainsi, les autorités nationales elles-mêmes semblent admettre que cette incrimination n'est pas une mesure nécessaire dans une société démocratique pour atteindre pareil but, d'autant plus que l'incrimination de diffamation et d'injure, qui est proportionnée au but poursuivi, suffit à tout chef d'Etat pour faire sanctionner, comme tout un chacun, des propos portant atteinte à son honneur ou à sa réputation ou s'avérant outrageants.[67]

La Cour constate que l'application de l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881 portant sur le délit d'offense tend à conférer aux chefs d'Etat un statut exorbitant du droit commun, les soustrayant à la critique seulement en raison de leur fonction ou statut, sans aucune prise en compte de l'intérêt de la critique. La Cour considère que cela revient à conférer aux chefs d'Etat étrangers un privilège exorbitant qui ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d'aujourd'hui. Quel que soit l'intérêt évident, pour tout Etat, d'entretenir des rapports amicaux et confiants avec les dirigeants des autres Etats, ce privilège dépasse ce qui est nécessaire pour atteindre un tel objectif.[68]

La Cour relève donc que le délit d'offense tend à porter atteinte à la liberté d'expression et ne répond à aucun « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction. Elle précise que c'est le régime dérogatoire de la protection accordée par l'article 36 aux chefs d'Etat étrangers qui est attentatoire à la liberté d'expression, et nullement le droit pour ces derniers de faire sanctionner les atteintes à leur honneur, ou à leur considération, ou encore les propos injurieux tenus à leur encontre, et ce, dans les conditions de droit communes à toute personne.[69]

En bref, même si les raisons invoquées par l'Etat défendeur sont pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l'ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu'il n'existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d'expression des requérants et l'objectif légitime poursuivi. Elle estime dès lors qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.[70]"
 

V. L'arrêt de la Cour
 
La Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour violation de  l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et à verser aux requérants, 4 096,46 EUR pour dommage matériel, 21 852,20 EUR  pour frais et dépens.

Maurice PEYROT, « Le Monde » poursuivi pour offense envers Hassan II, Le Monde, 9 Juin 1996
Maurice PEYROT, Le roi du Maroc perd son procès contre « Le Monde », Le Monde, 7 Juillet 1996.
JUSTICE : la cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Le Monde, Le Monde, 22 Octobre 1998.